Il y a un an, nous faisions part de notre circonspection face au bitcoin. Notre avis n’a pas changé depuis : nous pensons toujours que, si l’on veut bien lui ôter ses atours passablement mystificateurs (fondateurs mystérieux, algorithmes, rêves libertariens, odeur de souffre liée à ce que des organisations criminelles seraient assez imprudentes pour utiliser une monnaie aussi volatile, …), le bitcoin suit un schéma très classique de chaîne.
Un tel jugement va sans doute nous valoir un chapelet de commentaires injurieux car les adorateurs du nouveau veau d’or numérique affichent pour leurs contradicteurs un mépris qui n’a en général d’égal que leur mécompréhension des réalités monétaires – rien de nouveau à cet égard depuis les tulipes hollandaises du 17° siècle : aller donc convaincre celui qui veut croire ou qui mise sur sa fortune prochaine ! Aussi bien, ce que l’on peut saluer dans le bitcoin est sa dimension planétaire et son marketing, incroyablement efficace dans sa capacité à fédérer nombre des mythes et fantasmes de notre époque. Par ailleurs, le bitcoin peut également susciter des initiatives inattendues, comme c’est le cas avec une nouvelle arrivée parmi les crypto-monnaies virtuelles : SolarCoin, lancée en ce début 2014. En effet, alors que la spéculation demeure le plus souvent vue comme un phénomène irrationnel, comme un dérèglement de marché – en quoi d’ailleurs beaucoup de débats actuels sur le bitcoin reviennent à savoir s’il est ou non purement un instrument spéculatif – SolarCoin intègre ouvertement une dimension spéculative dans son fonctionnement et l’organise… pour servir le développement durable ! Cela mérite un détour.
Pour encourager l’énergie solaire, la fondation américaine SolarCoin, qui rassemble de simples volontaires, propose en effet de délivrer des SolarCoins par mégawatt-heure produit sous forme photovoltaïque (et faisant l’objet d’une certification). C’est là une réponse originale à un constat simple : si l’on veut encourager l’adoption de certains comportements, il faut distribuer des récompenses, des rewards. Seulement cela, qui est assimilable à une subvention ou à une promotion, coûte cher ; très cher si l’on veut promouvoir des comportements à une échelle globale. Mais, si l’on crée une monnaie particulière pour le faire, cela ne coûte rien ! Mieux même, celui qui crée cette monnaie peut même parier qu’en partant de rien il finira par être à même de distribuer des encouragements valant effectivement quelque chose.
Le pari peut paraitre insensé. Il l’est certainement ! Mais il est également très réfléchi et, pour le comprendre, il faut d’abord souligner que le terme de « monnaie » est trompeur. Le SolarCoin n’est pas une monnaie. Pas plus que les timbres de collection, les bitcoins ou les cartes Yu-gi-ho que s’échangent les enfants. Une monnaie se définit en effet par son acceptabilité universelle sur un territoire (or il reste difficile, partout, de payer son pain en bitcoins) et surtout par le fait que son émission est conditionnée par son utilisation dans les transactions commerciales, donc par le volume de ces dernières (en quoi les monnaies locales, elles, sont bien des monnaies). Ni les SolarCoins, ni les bitcoins ou les timbres de collection ne sont ainsi des monnaies mais ils peuvent le devenir : si les monnaies les plus utilisées, les monnaies réelles, s’effondrent et qu’ils servent non seulement de valeurs refuge mais encore de moyen d’échange substitutifs (historiquement, l’or a souvent rempli ces deux rôles). Ou bien encore si les agents économiques trouvent un intérêt à utiliser ces monnaies pour régler couramment certains de leurs échanges (en revanche, si un instrument de placement est utilisé pour des commodités d’évasion fiscale ou de transferts illicites d’argent, il ne remplit pas une fonction de monnaie). Or, parce qu’il se fonde pleinement sur ces constats, le projet SolarCoin est particulièrement intéressant.
Expliquons-nous : pour me récompenser d’avoir produit de l’énergie solaire, je reçois quelque chose qui, au départ, ne vaut rien ! Mais non pas rien du tout, parce que je ne vais pas être le seul à la recevoir. Or, dès lors que nous serons plusieurs à le détenir, nous aurons tous intérêt à ce que ce rien devienne quelque chose que nous serons invités à acquérir et à conserver parce que nous spéculons sur sa valeur future.
Le SolarCoin se fonde sur une production réelle d’énergie et sa valeur sera d’autant plus forte que plus de personnes, entreprises et particuliers qui produisent de l’énergie, en posséderont. Le SolarCoin ne vaut rien mais en obtenir ne coûte rien non plus, tandis qu’on peut imaginer qu’il acquiert une valeur réelle au cours du temps, ce qui pousse à le conserver et à en obtenir davantage – sur le site de la fondation, des formules sont ainsi déjà proposées pour accepter des dons ou des règlements en SolarCoins.
La Fondation SolarCoin, elle, a décidé qu’elle voulait susciter la production de 97,5 Térawatt-heure d’énergie solaire. Avec 1 mégawatt-heure = 1 SolarCoin, cela correspond donc à 97,5 milliards de SolarCoins ; soit actuellement à 0$ et l’enjeu est de faire que les 97,5 milliards de SolarCoins représentent entre 2 925 et 3 900 milliards de $ d’ici cinq ans. Vous avez bien lu : il s’agit d’acquérir 4 000 milliards de $ à partir de rien ! Et pour cela, il suffit d’organiser une spéculation autour du SolarCoin. C’est ici que l’exemple du Bitcoin, cette crypto-monnaie dénuée de toute utilité et de toute valeur à l’origine mais qui a pourtant pu atteindre un cours très élevé par rapport au dollar, a été déterminant.
Plus de SolarCoins seront en circulation, jusqu’à 97,5 milliards, plus la Fondation réalisera son objectif. Et pour que les SolarCoin soient demandés, il faut qu’ils acquièrent un cours de marché par rapport aux monnaies réelles. Pour cela, il faut donc organiser leur marché et, pour accélérer la création de ce dernier et l’animer au démarrage, il faut organiser une spéculation pure en permettant que des SolarCoins, pour une petite partie, soient acquis sans même que de l’énergie soit produite : 500 millions seront ainsi distribués librement aux fondateurs et promoteurs du projet, tandis que n’importe qui pourra « miner », c’est-à-dire créer des SolarCoins, sur la base d’algorithmes (exactement comme pour les Bitcoins), jusqu’à un total de 105 millions jusqu’en 2040 – mais 95% devront être « minés » les 4 premières années, afin d’accélérer la spéculation. Après, il restera la possibilité d’acheter ou de vendre des SolarCoins à travers une bourse, ainsi que via Twitter. Le but est d’atteindre en cinq ans un cours relativement stable du SolarCoin entre 30 et 40 $. Alors, les SolarCoins récompenseront véritablement les producteurs d’énergie solaire, à la hauteur de leur production. Ils pourront directement financer des échanges et devenir une monnaie. Pour la Fondation, tout cela ne coûtera toujours rien !
En somme, on veut valoriser un comportement et, pour cela 1) on le monétise sous la forme originale d’une nouvelle « monnaie » à laquelle 2) on tente de donner une valeur à travers une spéculation, comme s’il s’agissait d’un phénomène normal, souhaitable. Pour une fondation poursuivant un but d’intérêt général, la démarche est stupéfiante, tant par son ambition et la hauteur des chiffres visés que par l’originalité des moyens mis en œuvre. Alors qu’en France la plupart des projets de monnaies locales sont encore tout empreints d’une idéologie digne des utopies socialistes du début du XIX° siècle (recréer un monde sans argent, sans banques, sans spéculation), la Fondation écologiste SolarCoin n’hésite pas à s’inscrire sous une logique résolument spéculative pour atteindre ses buts.
Certes, les risques de non aboutissement d’un tel projet sont élevés : risques que la formule ne prenne pas, n’intéresse pas ou risques, au contraire, qu’une spéculation débridée, se traduisant par une très forte volatilité, ne l’étouffe. Le SolarCoin n’aura été alors qu’un objet monétaire non identifié, un composé hybride et non viable. La démarche n’en reste pas moins digne d’être signalée car, si elle réussit, elle représentera une innovation monétaire majeure, aux prolongements potentiels vertigineux. Une innovation qui, dès aujourd’hui, montre sous quel angle les crypto-monnaies pourront peut-être acquérir une dimension économique déterminante.
Guillaume ALMERAS/Score Advisor
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