Lancés en avril 2014, les titres restaurants numériques faisaient partie des mesures phares du « choc de simplification » présenté par le gouvernement. Cela parait assez invraisemblable car leur flop, qu’on constate aujourd’hui (moins de 5% des titres en circulation 2 ans après ; moins de 20% des plus de 210 000 commerçants affiliés équipés pour les accepter), était largement annoncé. Retour sur une innovation dont le propre est de n’avantager véritablement aucun des acteurs qu’elle concerne. Une innovation ratée et même suicidaire peut-être qui, si elle était imposée, pourrait bien tuer l’usage qu’elle entend servir !
Lancé en 1967 en France et concernant 3,5 millions de salariés, le succès des titres restaurant repose sur un abus, un détournement d’usage. A l’origine, c’est un avantage social : permettre aux salariés qui ne disposent pas d’un réfectoire ou qui n’ont pas accès à un restaurant interentreprises de se restaurer dans de bonnes conditions pendant la pause-déjeuner. Pour cela, la participation patronale aux titres restaurants est exonérée d’impôt, ainsi que de cotisations et de contributions sociales. Dans ces conditions, deux limites furent fixées : les titres ne peuvent être utilisés que le midi et uniquement les jours travaillés. Or ces deux conditions, bien sûr, ne seront pas respectées par des salariés pour lesquels les titres représentent simplement un complément de salaire non imposé. Avec la complaisance des commerçants, ils les utilisent comme de simples billets de banque, tous les jours, à toute heure et parfois hors des achats alimentaires. Ils les cèdent à d’autres, exactement comme des billets – à ce point que ceux qui font la manche dans la rue ou le métro n’hésitent pas à demander des tickets restau.
Dès lors que les titres, dématérialisés, sont logés sur une carte prépayée à puce ou un smartphone, tout cela n’est plus possible. Les salariés n’en veulent donc pas. D’autant qu’une limite de dépense est fixée à 19 € par jour. Impossible donc d’inviter quelqu’un, par exemple. Et si les 19 € ne sont pas dépensés, ils sont perdus. Tout cela est conforme aux intentions originelles mais non aux usages qui se sont développés et, dès lors que les salariés ont le choix entre le papier et le numérique, ils évitent ce dernier.
Pour les employeurs, en revanche, la gestion des titres numériques est simplifiée. Mais ils doivent tenir compte du mécontentement des salariés, qui peuvent considérer perdre un avantage acquis. Pour les commerçants, également, la gestion des titres est nettement simplifiée. Mais ceux-ci se développant peu, ils soulagent à peine la gestion des titres papier et ne représentent qu’une charge et un équipement supplémentaires et plus onéreux, car les commissions que perçoivent les émetteurs sont plus élevées sur le numérique – bien qu’on ait attendu que l’entrée de nouveaux émetteurs allaient les faire baisser. C’est normal car ces commissions varient avec les délais de paiement dont bénéficient les commerçants. Or, le paiement des titres numériques est largement accéléré, ce qui crée un manque à gagner pour les émetteurs (qui se rémunèrent sur le float de trésorerie pour les titres papiers), qui doit être compensé.
Voilà donc une innovation qui apporte quelques plus (on peut payer au centime près, il n’y a plus de problème de perte des tickets) mais qui, au fond, n’avantage personne véritablement. On peut considérer qu’elle va dans le bon sens néanmoins, en redonnant aux titres leur vocation originelle d’avantage social et non de complément de salaire. En ce sens, certains plaident pour que le passage au tout numérique soit imposé par décret, ce qui a été envisagé mais écarté en France et réalisé en Belgique. On peut néanmoins se demander si les titres auraient alors encore un sens. Pourquoi ne pas verser simplement un avantage défiscalisé aux salariés et les inviter à utiliser leur carte bancaire ? Si l’on parle de « simplification »… L’innovation numérique provoquera-t-elle en l’occurrence l’assèchement d’un marché de 5 milliards € par an ?
Les titres restaurants numériques représentent ainsi un beau cas d’école en matière d’innovation. Tout paraît s’être enchainé pour aboutir à un flop : des politiques cherchant de simples effets d’annonce et pour lesquels tout ce qui est numérique est moderne et donc efficace. Des usages que l’on connaissait mais dont il n’a pas été tenu compte. Des enquêtes et sondages fumeux qui, la veille de leur lancement, annonçaient que 71% des utilisateurs voulaient passer aux titres dématérialisés. L’oubli que le succès d’une innovation tient moins à l’automatisation et même aux commodités qu’elle apporte qu’aux marges de liberté qu’elle crée.
Bien entendu, toute ressemblance avec ce qu’on nous promet chaque jour en matière de révolution digitale n’aurait rien de fortuit.
I. Reider/ Score Advisor
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