Le sujet revient périodiquement, inlassablement dans la presse financière : pourquoi les Français épargnent-ils nettement plus que leurs voisins ? 15,7% de leurs revenus au second semestre 2013, contre une moyenne européenne de 11%.
La question n’est certainement pas neutre. Derrière elle, à lire les articles, pointe bien sûr le pessimisme conjoncturel des Français mais plus encore : une frileuse peur de l’avenir, nourrie par un vieux fonds paysan poussant à chérir son bas de laine. Récemment, un article opposait ainsi le Français, foncièrement propriétaire, à son voisin allemand (qui, soit dit en passant, quoique moins propriétaire de son logement, épargne encore plus que le Français !). Bref, derrière les traits que l’on prête à l’épargnant français, pointent la défense conservatrice de son pré carré, l’hostilité à ce qui est nouveau, à l’Autre. Une certaine vision que l’élite parisienne peut avoir du « peuple », sans doute. Toutefois, lorsqu’on souligne qu’une désépargne de 1% correspondrait à 14 milliards € injectés dans l’économie pour la croissance, on sous-entend que les Français sont plus riches qu’on ne le croit et l’on dit une énormité, tant du point de vue économique qu’au vu de la détresse qui se cache derrière un taux d’épargne dont la hauteur n’est que de façade.
Prenons d’abord une perspective historique. Tout a commencé au début des années 50. En 1950, la situation de l’épargnant français était symétriquement opposée à celle d’aujourd’hui :
L’épargne immobilière a décollé dès 1951. Elle a atteint son pic en 1974 (14,5%). L’épargne financière, en regard, a atteint assez vite une moyenne de 6%, qui est encore la sienne aujourd’hui, après avoir connu une longue baisse au cours des années 80. Son plus bas fut atteint en 1987 (0.6%) avant que la hausse des taux ne la fasse repartir, sans lui faire toutefois retrouver son plus haut de 1962 (8.6%). Ainsi, le comportement de l’épargnant français est remarquablement stable depuis 50 ans. Ce sont seulement les prix de l’immobilier qui ont tiré son épargne vers le haut, sachant que l’immobilier représente en moyenne 60% de l’épargne totale des ménages (source Insee pour toutes les données ci-dessus).
Regardons maintenant à plus court terme : l’épargne financière, celle qui n’est pas contrainte par la hausse des prix immobiliers, loin de battre des records, stagne. Elle atteignait 7,6% en 2002, 7,4% en 2009, 6,1% en 2012. Les flux d’épargne financière ont brutalement chuté en 2013 : passant de 116 milliards € à 80 milliards €, ils sont au plus bas depuis 13 ans, selon la Fédération Française des Sociétés d’Assurances. En cause, la baisse du pouvoir d’achat : -1,5% en 2012, du jamais vu depuis 1984. Mais cette donnée est trop globale car, en France, les 20% les plus riches font 80% de l’épargne brute. Ainsi, une grande partie de ces Français qu’on dépeint couvant leur bas de laine n’ont en fait pas un sous devant eux !
Pourtant, un gros obstacle se profile : la retraite. Celle qui est financée par répartition n’apparait pas, par définition, dans l’épargne des ménages (de manière générale, la prise en compte ou non des retraites rend les comparaisons internationales en matière d’épargne assez délicates, notamment entre la France et la Grande-Bretagne. De ce point de vue encore, on ne peut se fier tout à fait aux chiffres globaux). Les Français anticipent largement, toutes les études l’indiquent, une baisse importante des pensions quand ils atteindront l’âge de la retraite et, pour y parer, ceux qui le pouvaient ont tout misé sur l’immobilier, dont le marché stagne aujourd’hui. Tandis que des taux très bas font paraître presqu’inutiles les efforts d’épargne, au-delà d’une épargne de précaution alimentée notamment par la crainte des hausses d’impôts, du coût de la vie, de la santé, des études.
Après la crise de 2008, une politique monétaire de taux très bas a paru et parait toujours à ce point évidente pour relancer l’économie (et soulager surtout le poids de la dette des Etats) que beaucoup estiment que les taux n’ont pas assez baissé. Or, non seulement leur baisse n’a pas fait repartir le crédit mais, dans un contexte récessif et inquiet, elle n’a pas non plus poussé à désépargner pour consommer. Le résultat, entre manque d’épargne pour la retraite et crainte d’un effondrement immobilier, est une exaspération qu’on confond avec un simple pessimisme. Sans doute faut-il même parler d’une véritable détresse, quoique le terme soit inusité dans le domaine économique et financier. Fin 2012, une très intéressante enquête Blackrock/YouGov. caractérisait la France comme « un pays en état de choc ».
Parmi les Français interrogés, 74% reconnaissaient que la responsabilité de financer leur retraite leur incombait et qu’ils ne pouvaient plus vraiment compter sur les retraites publiques pour subvenir à leurs besoins futurs. Pourtant, 52% reconnaissaient ne pas épargner, n’en ayant tout simplement pas les moyens. Dans ces conditions, 73% disaient s’attendre à vivre bien plus modestement lors de leur passage en retraite, 45% prévoyant de travailler plus longtemps. 40% reconnaissaient avoir besoin de conseils, ne sachant pas estimer précisément ni le montant de leur retraite ni les sommes qu’ils devraient épargner.
Tout cela, cette vision assez catastrophique de l’avenir, annonce des années de vache maigre pour les banques de détail, au moment même où celles-ci sont redevenues les piliers des banques universelles. Dans l’enquête Blackrock/YouGov., 63% des répondants disaient épargner d’abord pour faire face à une situation imprévue et difficile et souhaiter à cet effet une épargne liquide (entendre surtout : sans frais d’entrée ni de sortie) et sans risque. En 2013, les flux d’épargne se sont ainsi portés pour moitié sur l’assurance-vie et, pour un quart, sont simplement restés en compte courant ! Les autres actifs financiers, eux, ne cessent de baisser (-0,6% au 3° trimestre, selon la Banque de France). Au-delà, apparaissent des solutions de placement plus rémunératrices, liées à l’économie réelle : crowdfunding, financement des PME (le rapport Berger Lefebvre, plaidant pour une réorientation en partie de l’épargne vers l’investissement productif, allait en ce sens). Mais ces solutions ne peuvent qu’être marginales.
Le tableau est sombre ainsi : une réduction des dépenses de consommation et de crédit, se faisant sentir sur les marges des entreprises et sur l’endettement de celles-ci et se traduisant à leur tour par une baisse du pouvoir d’achat, en même temps que des transferts sociaux dès lors que les Etats doivent réduire leur dette. Dans un tel contexte, les banques doivent pourtant, réglementairement, accroître leurs dépôts, en se faisant de plus en plus concurrence. Sombre tableau, où l’on peine à voir d’où pourrait venir l’éclaircie à ce stade – sinon à lire la presse financière nous parler de la très forte épargne des Français… Pour le reste, il semble que, pour les établissements financiers tentés de réfléchir sérieusement à leur modèle économique, ce soit le moment où jamais !
Guillaume ALMERAS/Score Advisor