Créée en 2010, à Chicago, Narrative Science n’est pas une fintech. Elle s’adresse à toutes les entreprises, auxquelles elle fournit news, dépêches, rapports et reportings divers, en exploitant leurs bases de données. La rédaction est entièrement automatisée. Ce sont des robots qui écrivent. Même si la plupart préfèrent demeurer anonymes, Narrative Science compte déjà un certain nombre de gros clients, parmi lesquels banques et établissements financiers – on cite MasterCard – semblent les plus nombreux. Narrative Science entend changer la manière dont ils travaillent. En remplaçant les hommes par des machines ? Pas du tout. Au contraire.
Pour le fondateur de Narrative Science, Kristian Hammond, spécialiste de l’informatique cognitive, 90% des news et dépêches sportives seront produites par des robots dans 15 ans. Et de même pour les comptes-rendus d’Assemblée générale, les rapports d’activité, les analyses de marché, … Toutes sortes de publications extrêmement normées, répétitives et généralement lues en diagonale, dont la production automatisée ne paraît pas très surprenante. C’est ce que propose en tous cas Narrative Science avec son outil Quill, lequel est à même d’analyser des données puisées à différentes sources et d’en restituer le sens en langage naturel (uniquement en anglais pour le présent). Quill comprend ce qui est important pour les destinataires de ses écrits. A partir de là, il semble tout prêt à remplacer les humains. Pourtant, le pari de Narrative Science n’est pas du tout celui là.
La startup anticipe plutôt que le monde du Big Data, au lieu de fournir des analyses de plus en plus précises et pertinentes, va générer une avalanche de données qui n’auront rapidement plus aucun sens. D’autant plus que, croyant ainsi favoriser leur communication, on privilégiera leur présentation sous forme de tableaux, diagrammes et autres camemberts. Cependant, quiconque est familier des slides de consultants, notamment, est à même de réaliser combien la volonté de faire simple et d’aller à l’essentiel est à même de produire une pensée schématique, creuse et finalement indigeste ! Il risque d’en aller de même.
Plus les données seront nombreuses, plus leur mise en valeur deviendra impraticable. D’où l’ambition de Narrative Science : les resituer dans leur contexte, en comprendre le sens, en dégager l’essentiel et mettre en valeur ce qui est vraiment important. Bref, réintroduire de l’intelligence, celle du langage naturel, qui ne se contente pas de mettre des chiffres en rapport, en tableaux, mais qui s’efforce de leur donner du sens. Or, pour cela, les robots seront indispensables dès lors que les données seront innombrables. C’est là le pari de Narrative Science et c’est effectivement un aspect du Big Data encore largement ignoré. Et la startup d’aller plus loin encore : ce traitement automatisé mais littéraire des données ne sera pas seulement utile vis-à-vis des clients mais également auprès des décideurs pour les aider à mieux saisir ce qu’il se passe et des commerciaux pour nourrir les relations avec leurs clients.
Pour les banques, l’enjeu est important. Il participe de la qualité et du niveau de service qu’elles seront à même de délivrer à leurs clients demain, dans un contexte où, avec l’automatisation, de nouveaux acteurs sont désormais capables de les challenger sur ce point, comme le soulignent nos deux précédents billets. Les outils de PFM, ainsi, au lieu de simplement afficher des dépenses et de les regrouper par types sous forme de diagrammes, deviennent des chatbots permettant – avec Penny par exemple – une relation conversationnelle, qui n’ignore pas l’humour.
Le pari est que l’automatisation, loin de se traduire par un appauvrissement des tâches, puisse favoriser le relationnel, sous une double dimension d’intelligence et de convivialité. Ce pari n’est pas gagné sans doute et beaucoup hésiteront à le tenter.
C’est que les développements d’une startup comme Narrative Science supposent une chose : que les destinataires veuillent lire et, même, qu’ils sachent encore le faire ! La mode, aujourd’hui, est d’afficher une suractivité qui dédaigne de lire et même de trop réfléchir. On en arrive à ces sites où l’on signale le temps que prend la lecture des différents articles, comme s’il s’agissait, pour ces derniers, de retenir l’attention le moins longtemps possible ! Narrative Science veut réintroduire de l’intelligence dans un monde qui se satisfait fort bien ce que certains ont nommé une « stupidité fonctionnelle ». Pourtant, on n’a jamais autant produits de textes – il suffit de considérer l’augmentation en taille des rapports annuels et des réglementations sur trente ans. La CIA vient de publier en ligne douze millions de pages de documents déclassifiés ! Il faudra bientôt spécialiser des machines pour lire ces textes de plus en plus illisibles et de moins en moins lus.
De là, on peut imaginer un monde divisé entre ceux, les moins nombreux, qui travailleront, passant l’essentiel de leur temps en réunions, et ceux qui, toute la journée, joueront, papoteront et consommeront en ligne leur revenu universel. Tandis que la vraie culture, écrite, celle qui seule permet le développement d’idées, serait peu à peu l’affaire de robots, lesquels en deviendraient les principaux dépositaires, plutôt que l’espèce humaine.
Voilà l’intéressant scénario de science-fiction que dévoile l’offre de Narrative Science, qui a pour actionnaire In-Q-Tel, le fond d’investissement de la CIA. Allez savoir pourquoi.
P. Adoux/Score Advisor