Quand le Gorafi se moque des études sur les Millennials (« Selon une nouvelle étude, les Millennials pourraient respirer sous l’eau et voir la nuit »), c’est le signe que l’attention que l’on porte à scruter ce qui différencie les jeunes de leurs aînés commence, pour le moins, à tourner à vide. Tout de même qu’à l’appui de ces études, les recommandations marketing faites aux entreprises pour qu’elles ajustent leurs produits et services à cette génération censée être tellement différente. De fait, les remises en cause des spécificités supposées des Millennials commencent à se multiplier. Le département Tendances & Prospective d’Ipsos propose ainsi de « démystifier ces Y dont la représentation est devenu floue et contradictoire, alors que tout le monde en parle ».
Un article de La Tribune annonçait encore récemment que « la cible hyper-connectée des 18-34 ans, les « Millennials », pose des problèmes inédits aux marques, qui peinent à adapter leur communication et leur marketing à cette génération qui ne consomme pas comme les précédentes.» Depuis 2013, ce discours est devenu très commun : les ruptures qu’introduit la génération des Millennials, ou Génération Y (née entre 1980 et 1995 ou 2000, cela varie selon les études) seraient telles qu’elles mettraient au défi les marques de renouveler intégralement leurs produits, leurs services, leurs modes de distribution et leurs personnels dirigeants. Les marques devraient repenser leurs stratégies d’acquisition et de fidélisation, en abandonnant leurs vieux réflexes de communication et de marketing.
Vraiment ? C’est là certainement une aubaine pour le conseil en marketing et en communication mais qu’ont au juste les jeunes de si différent ? Leurs valeurs, explique-t-on : l’éthique et la technologie. Et leur paradoxe : boulimiques du digital, un smartphone greffé à la main, ils rêvent aussi de déconnexion totale en pleine nature. Leurs idoles sont Steve Jobs et Bill Gates, des entrepreneurs qui ont changé les usages avec l’idéal d’améliorer la société. Pour une large majorité des jeunes, il serait primordial de travailler dans une entreprise ou une institution dotée d’un fort impact social et environnemental. Étrange, lorsque il nous arrive d’intervenir en fac ou dans les écoles de commerce et même d’ingénieur, les étudiants nous demandent surtout comment il faut faire pour devenir trader !
En janvier dernier, posant la question de savoir si les « Millennials » ne relèvent pas d’une légende urbaine, La Fabrique de la cité a minutieusement démonté les clichés dont on affuble les jeunes. Les Millennials vivraient ainsi au cœur des villes. L’image attachée aux Millennials renvoie en effet d’abord à des jeunes habitant dans le centre dense et vivant d’une grande métropole. Toutefois, compte tenu des prix immobiliers, peut-on croire que cela concerne plus qu’une frange limitée et privilégiée de jeunes !? A l’ère d’Uber et d’Airbnb, les Millennials seraient une génération plus attachée au partage qu’à la propriété et la colocation serait ainsi pour eux devenue la norme. Est-ce là véritablement une tendance néanmoins ou le simple effet des prix immobiliers ? En France, moins de 10% des primo-accédants ont moins de 30 ans et, parmi les 25 à 44 ans les plus modestes, la part de propriétaires a été divisée par deux de 1988 à 2013 – les jeunes ne sont donc pas seuls touchés. Pour le reste, aux USA, 90% des Millennials s’attendent à devenir propriétaires un jour et 93% des 25-34 ans locataires estiment probable qu’ils achètent un jour leur logement, contre 81% tous âges confondus. Métro, bus, train, covoiturage : les Millennials seraient de fervents adeptes des transports en commun. Mais selon La Fabrique de la Cité, cet arbitrage pour les transports en commun n’est en rien la conséquence d’un changement dans la façon de concevoir la mobilité qui serait propre à cette génération. La tendance à délaisser la voiture touche toutes les générations et résulte surtout d’un arbitrage motivé par des contraintes économiques. Pour autant, 8 jeunes adultes sur 10 se rendent encore au travail par ce biais. Cette proportion est stable depuis 1980. Et la voiture reste un objet de désir aux yeux des Millennials. Mieux même, ces derniers paraissent davantage susceptibles de considérer la voiture comme un indicateur de réussite sociale que leurs aînés (32% contre 19% chez les individus âgés de plus de 32 ans) dans la mesure où posséder une voiture dès ou peu après l’obtention de son permis est devenu plus rare qu’auparavant.
Sensibilisé depuis l’enfance à la protection de l’environnement, les Millennials seraient naturellement green, eco-friendly et bio. Génération au cadre de vie sacrifié par des Baby-Boomers hyper-consommateurs, les Millennials auraient développé une conscience aiguë de l’importance de la lutte contre le changement climatique. Cette conviction se refléterait dans une consommation et des usages plus réfléchis. De fait, 75% des Millennials se déclarent prêts à payer davantage pour un produit respectueux de l’environnement, contre 51% des 50-64 ans. Pourtant, les jeunes d’aujourd’hui se montrent plus dispendieux, plus énergivores et moins conscients de l’impact environnemental de leurs actes que ne le laisserait penser l’image de « génération verte » dont ils sont si souvent auréolés. Et quant au renouvellement d’objets comme les smartphones, si rapide et impératif qu’il ne tolère même pas la formation de vrais marchés d’occasion, les jeunes s’y soumettent autant que leurs aînés.
Enfin, les Millennials forment-ils vraiment cette génération politiquement engagée que décrivent souvent les médias ? En fait, c’est surtout le niveau d’éducation et le capital culturel des individus qui détermine leur potentiel engagement civique et politique.
Bref, la manière dont on caractérise les Millennials ressemble davantage à un entassement de clichés qu’à un portrait représentatif de la diversité de millions d’individus (16 millions en France) ! Des clichés qui n’en sont peut-être pas pour ceux (ou leurs enfants) qui travaillent – au hasard ! – dans les sociétés de conseil en marketing… Mais des clichés qui ne sauraient être généralisés. Plutôt qu’un reflet fidèle de la jeunesse, la manière dont on caractérise les Millennials est surtout un miroir grossissant du mode d’une vie d’une partie plutôt privilégiée des jeunes.
On peut facilement comprendre que toute une imagerie se soit construite autour de la figure largement fantasmée d’un jeune urbain, écolo, entrepreneur et engagé. Derrière ce stéréotype, il se sera agi d’hâter le changement, la transition numérique, de les rendre impératifs et de leur donner des repères, une image. En même temps, certaines réalités désagréables étaient ainsi commodément masquées : un chômage et une paupérisation de masse frappant les jeunes. Plus de 13 millions de jeunes Américains vivent actuellement dans la pauvreté (contre 8,4 millions en 1980) ; tandis que l’Union européenne estime que 29% de ses 15-29 ans sont exposés au risque de sombrer dans la pauvreté ou l’exclusion.
Toutefois, les orientations prises pour viser ces Millennials que nombre d’études inventaient davantage qu’elles ne les décrivaient, ont-elles été vraiment judicieuses ? La question se pose particulièrement pour les banques car toutes les innovations de ce genre (mobile banking, réseaux sociaux, banques en ligne – dont la communication vise principalement et jusqu’à la caricature les Millennials, banques pour jeunes, …) ont engendré des déceptions assez fortes par rapport aux attentes – dès lors qu’on attendait qu’elles répondent à une majorité de jeunes. Dans le même temps, cependant, certaines attentes très réelles ont souvent été négligées, comme la demande de contact en agence et le souci d’épargne, comme le souligne un récent rapport de Merrill Edge.
P. Adoux/Score Advisor